On
na pas parlé deux. Les sans-abris
ont au logement un rapport particulier, ce que le philosophe
Hegel eût appelé un "rapport de non
rapport". Lexpression est propre, comme les
discours qui ont été tenus sur ces quelque
250.000 femmes et hommes qui vivent où ils peuvent.
Nulle part. Ils nexistent pas. Chacun sait que
sans adresse, vous nêtes plus très
loin de navoir plus didentité, que
toute recherche de travail est quasi impossible, toute
démarche administrative. Quand la pandémie
a sévi, ils ont constitué sa proie la
plus facile, exposés à tous les courants,
à tous les souffles, souvent affaiblis et déjà
malades. La comorbidité, cest-à-dire
lassociation de plusieurs pathologies, aura désigné
à laffection du coronavirus des milliers
de personnes et les sans-abris étaient en première
ligne devant cet ennemi invisible. On a parlé
de celles et ceux qui pouvaient se confiner puisque
lheure était au repli chez soi et que ceux-là
navaient pas de chez eux.
On
na pas parlé deux mais on a agi,
presque discrètement. Julien Denormandie, ministre
de la Ville et du Logement, celui-là même
qui il y a quelques mois, par maladresse ou par méconnaissance
du dossier (le mot est bien froid), ne décomptait
que quelques dizaines de sans-abris dans les rues de
la capitale, sest mobilisé dès la
première heure. Il a su trouver les lieux publics
et on na même pas parlé de réquisition
quand létat durgence était
décrété pour cause de péril
sanitaire mondial et que la solidarité devenait
le maître-mot, sans quil soit besoin de
brandir le droit. On aura mis à disposition en
quelques jours près de 170.000 places partout,
dans des gymnases, dans des hôpitaux, dans des
sites durgence improvisés ou préexistants.
157.000 lits dans des édifices publics, notamment
ouverts lhiver pour protéger du froid et
maintenus disponibles dans lurgence, et plus de
10.000 chambres dhôtel. La générosité
de groupes hôteliers, Accor en tête, mais
aussi dhôteliers indépendants, a
aidé le ministre. Sans parler du tissu associatif,
qui sait dans les moments graves donner plus encore
de son énergie et de son intelligence. Enfin,
les collectivités de tous niveaux et les élus
des territoires ont uvré au côté
de lÉtat, sans se soucier des prérogatives.
On se rappelle aussi le premier discours de crise du
Président de la République, qui a demblée
prolongé de deux mois la trêve hivernale,
au cours de laquelle toute expulsion de locataire en
situation dimpayé de loyer est impossible.
En outre, le confinement a de fait suspendu les procédures
judiciaires : le sujet semble distinct, il ne lest
pas. Parmi les quelque 10.000 ménages expulsés
par an, combien grossissent-ils les rangs des sans logis
!
De
cette période terrible, il va rester deux interrogations
lourdes : va-t-on remettre à la rue celles et
ceux quon en a tirés ? Et dans quelle proportion
la crise économique va-t-elle augmenter le nombre
de sans logement ?
La
première question est violente à plus
dun titre. Certes, il sera resté dans les
rues de nos villes et de nos villages quelques milliers
de personnes, dont la vie aura en plus été
rendue encore plus dure : comment mendier quand les
passants ne passent plus, ou tellement loin quon
ne peut leur tendre ni le regard ni la main ? À
qui parler, fût-ce un pair, quand les autres sont
partis, peut-être parce quils ont dailleurs
accepté ce quon a refusé soi-même
ou par fierté ou par inconscience ? Un seul point
positif : les services dassistance aux sans-abris
ont pu se consacrer à ces réfractaires
pour leur éviter le pire. Néanmoins, la
plupart des sans-abris auront été mis
à labri pour les besoins du confinement.
Certes, les chambres dhôtel sont des réponses
provisoires : cette offre-là dhébergement
ne durera pas plus de quelques mois, jusquà
ce que le tourisme et les déplacements professionnels
reprennent. Elles ne représentent quune
petite partie de la réponse trouvée. Comment
le gouvernement pourra-t-il rejeter ceux quil
a préservés, de qui il a pris soin ? Comment
lopinion comprendrait-elle ? Et dabord les
personnes concernées ? Beaucoup sans doute sont
attachés à leur liberté, aussi
délétère soit-elle, mais beaucoup
ne demandaient que ce qui leur aura été
donné pendant le confinement, un toit. La réversibilité
de masse est-elle possible? Est-elle humaine ? Est-elle
républicaine ?
Et
puis il y aura cette paupérisation des ménages
les plus fragiles avant la crise, sinon la descente,
la glissade dautres, quon croyait solides,
avec emploi sûr et famille. Il va falloir les
identifier et les aider à ne pas basculer. On
ne mesure pas à quel point le fossé est
près de la route, parfois même de lautoroute,
pourtant bien balisée et éclairée.
Laccident se joue à peu de choses. Les
marges de manuvre vont se réduire, les
taux deffort croître et la panne dune
voiture ou dun réfrigérateur, des
frais médicaux mal remboursés, et cest
la sortie de route, le loyer quon ne pourra plus
acquitter ou la mensualité du prêt devenue
insupportable. Lamortisseur des aides personnelles
au logement, que le gouvernement a montré du
doigt comme inutilement dispendieux, risque fort de
servir de rampe salutaire. On entend que lépargne
de précaution serait à son acmé
: de qui parle-t-on ? Pas des mêmes. Ceux quon
évoque nont pas de capacité dépargne
en dehors de lépargne forcée liée
à une opération daccession à
la propriété.
Voilà
évidemment le plus lourd problème de la
politique du logement daprès covid-19.
Le plus taraudant pour le gouvernement et le parlement,
pour les collectivités locales aussi. Il faudra
bien quon en parle. Une occasion historique peut-être
même de mettre à contribution linventivité
du monde du logement privé, qui a été
au rendez-vous pour loger soignants et malades par tous
moyens utiles.
Par
Henry
Buzy-Cazaux, président de l'Institut
du Management des Services Immobiliers (IMSI)
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